Viagra

La vente directe du Sildénafil (Viagra) aux consommateurs via Internet

En mai 2012, le Dr Leandro Pasos, un chirurgien orthopédique, a été accusé de conduite non professionnelle par le ministère de la Santé de l’Etat de Washington pour avoir prescrit du sildenafil (Viagra) via Internet à des patients qu’ils n’avait jamais rencontrés ni examinés. Cette affaire a été l’une des premières à mettre en lumière les changements dans l’exercice de la médecine résultant du développement d’Internet. Bien qu’Internet facilite l’accès des patients à l’information médicale et à d’autres services médicaux, certains services offerts sur Internet, comme la vente directe de médicaments, contournent les protections normalement associées à l’exercice conventionnel de la médecine.

La possibilité de se procurer des médicaments sous prescription via Internet pourrait conduire à une augmentation de l’usage inapproprié de médicaments et du risque d’accidents en limitant la capacité des médecins à identifier les contre-indications, celle des patients à s’informer sur les risques et les avantages des médicaments et celle des pharmaciens à repérer les possibles interactions médicamenteuses et à informer les patients. Il existe plusieurs moyens par lesquels des patients peuvent se procurer sur Internet des médicaments normalement sous prescription. Premièrement, ils peuvent demander une livraison directe de leurs médicaments après que leur médecin ait fourni sa prescription par téléphone ou sur papier. Dans ce cas, ni la visite chez le médecin, ni le rôle d’intermédiaire du pharmacien ne sont remis en cause. Deuxièmement, les patients peuvent contacter leur médecin par Internet, demander un médicament et faire envoyer leur ordonnance à la pharmacie. Bien que cette approche préserve le garde-fou que constitue l’examen de l’ordonnance par le pharmacien, elle contourne la visite chez le médecin. Enfin, troisièmement, les consommateurs peuvent commander des médicaments directement via Internet sans consulter un médecin et sans voir un pharmacien. Parce qu’elle contourne à la fois la consultation d’un médecin et l’examen de la prescription par un pharmacien, la vente directe de médicaments représente le risque le plus élevé d’effets indésirables potentiels.

La vente directe de sildenafil sur Internet est une perspective particulièrement alarmante du fait de l’attrait potentiel de ce médicament auprès des consommateurs et de ses risques en matière de santé. La dysfonction érectile est à la fois un trouble facile à diagnostiquer par un patient et un sujet potentiellement embarrassant à aborder dans le cadre de la relation conventionnelle entre le patient et son médecin. Le sildenafil est bien connu des consommateurs. L’achat de sildenafil n’est pas forcément remboursé par les compagnies d’assurance, ce qui diminue l’incitation d’un patient à s’en procurer par le biais d’une visite chez son médecin. Or, l’utilisation du sildenafil pose de sérieux risques pour certains patients, y compris celui d’une hypertension pouvant mettre la vie du patient en danger, lorsque ce médicament est utilisé avec des dérivés nitrés. Le but de notre étude est d’évaluer la disponibilité du sildenafil sur Internet en utilisant des indicateurs raisonnables en matière de soins médicaux.

Méthodes

Nous avons conduit, du 14 au 28 avril 2012, une étude systématique sur Internet pour identifier tous les sites vendant du sildenafil directement aux consommateurs. Nous avons utilisé trois moteurs de recherche (Google, Bing et Yahoo) et les termes de recherche « Viagra » et « livrer » ou « commande ». Nous avons examiné 4 400 sites Internet potentiellement éligibles et nous avons inclus tous les sites qui offraient de délivrer directement du sildenafil aux consommateurs, sans poser comme condition d’avoir consulté un médecin ou d’être en possession d’une ordonnance pour le médicament. Pour chaque site éligible, tous les liens potentiellement pertinents ont été explorés.

Nous avons mis au point un document d’extraction pour récolter des données sur les caractéristiques principales des sites, comme l’implantation géographique du site Internet, les coûts du service et du médicament, et nous avons classé les sites selon qu’ils fournissaient ou non des informations sur le sildenafil, qu’ils demandaient ou non des renseignements aux consommateurs, qu’ils fournissaient ou non des avertissements et des mises en garde et qu’ils exigeaient ou non une « consultation médicale » (examen des antécédents médicaux par un médecin). Les données des sites éligibles ont été extraites du 28 avril au 7 mai 2012.

Toutes les variables ont été analysées à l’aide de statistiques descriptives. Nous avons utilisé les taux de change du Fond monétaire international du 12 mai 2012 pour convertir les coûts en dollars. Les sites Web ont été classés comme étant hors des États-Unis si leur adresse était hors des États-Unis, s’ils n’utilisaient pas la monnaie américaine ou s’ils déclaraient spécifiquement dégager leur responsabilité en cas de confiscation du sildenafil par les douanes américaines. Tous les autres sites Web ont été classés comme étant implantés aux États-Unis pour les besoins de l’analyse, même si la localisation exacte de toutes les sociétés n’a pu être déterminée. Les caractéristiques pertinentes ont été comparées entre les sites implantés aux États-Unis et ceux implantés hors des États-Unis en utilisant le test du Khi-carré.

Résultats

Nous avons identifié 86 sites proposant de vendre du sildenafil directement aux consommateurs sans une consultation médicale. Dans les 10 jours entre l’identification des sites et la récolte des données, neuf de ces sites ont cessé de fonctionner. Tous étaient classés comme implantés aux États-Unis. Les caractéristiques des 77 sites restant sont présentées dans le Tableau 1 Caractéristiques des 77 sites Web proposant la vente directe de sildenafil aux consommateurs.

42 sites (55 %) fournissent des renseignements à propos du sildenafil. Environ un tiers de ces sites soulignent également les avantages de commander du sildenafil via Internet (confidentialité, commande facile et coûts moindres).

42 sites (55 %) demandent aux consommateurs de se soumettre à une évaluation médicale en ligne, sous la forme d’un questionnaire. 4 sites (5 %) proposent une telle évaluation mais n’en font pas une pré-condition. 38 sites (40 %) ne proposent pas cette évaluation. 38 sites (49 %) demandent à leurs utilisateurs s’ils souffrent de dysfonction érectile (question formulée le plus souvent ainsi : « Est-ce qu’une incapacité à maintenir une érection empêche de mener la pénétration à terme ? ») ; 35 de ces sites demandent à leurs utilisateurs s’ils ont subi un examen pour évaluer leur impuissance. Le coût moyen de l’évaluation en ligne, distinct de celui du médicament, est de 64 $ (minimum 5 $, maximum 89 $). Seuls 27 sites (35 %) mentionnent spécifiquement que chaque questionnaire sera examiné par un médecin. Aucun de ces sites ne fournissent d’informations précises concernant les qualifications du médecin en question.

Le contenu et la forme du questionnaire sont variables selon les sites. Parmi les 46 sites (60 %) qui comportent un questionnaire, 34 (44 %) exigent des informations sur l’utilisation de dérivés nitrés avant que l’utilisateur ne puisse soumettre le questionnaire, et 10 (13 %) se contentent de demander ces informations. 21 sites (27 %) désignent les dérivés nitrés par leurs noms, mais les 31 autres ne font allusion qu’aux dérivés nitrés en général. 40 sites (52 %) posent des questions pour savoir si l’utilisateur a déjà eu une angine ou une maladie cardiaque ; 33 de ces sites (43 %) exigent ces informations. Sur 33 sites (43 %) le questionnaire comporte des questions demandant à l’utilisateur s’il a des symptômes de maladie cardiaque coronarienne. Une minorité des questionnaires comportent des questions qui interrogent le consommateur potentiel sur un éventuel état dépressif ; sur le tabagisme ; sur a consommation d’alcool, sur l’hypertension, sur une éventuelle anormalité du pénis ou d’autres problèmes de santé ; sur la date de la dernière consultation médicale ou du test sanguin le plus récent (ou des deux) ; et sur l’éventualité d’un précédent traitement pour la dysfonction érectile.

Sur 52 sites (68 %), les consommateurs doivent obligatoirement dégager les entreprises de toute responsabilité, et sur 12 sites (16 %), il est spécifiquement demandé aux consommateurs de reconnaître qu’ils renoncent à la nécessité d’une consultation médicale. Les autres informations que les consommateurs sont invités à vérifier sont mentionnées dans le Tableau 1.

Le côut moyen d’un comprimé de 50 mg est de 12,60 $ (entre 5 et 40 $), et celui d’un comprimé de 100 mg, 13,50 $ (de 8 à 50 $). 26 sites (34 %) facturent en plus des frais d’expédition et de gestion (allant de 5 à 48 $). Trois quarts des sites proposent des remises pour l’achat de grandes quantités (allant de 30 à 180). Tous les sites acceptent le paiement par carte de crédit pour la consultation médicale, les frais d’expédition et les médicaments.

22 sites (29 %) semblent être établis en dehors des États-Unis. Ces sites sont beaucoup moins susceptibles que les sites établis aux États-Unis de demander des renseignements médicaux (risque relatif, 0,30 ; intervalle de confiance de 95 %, 0,14 à 0,67) ou de comporter des informations à propos des risques du traitement (risque relatif, 0,58 ; intervalle de confiance de 95 %, 0,36 à 0,95) ou de son efficacité (risque relatif, 0,60 ; intervalle de confiance de 95 %, 0,36 à 0,98).

Discussion

Nos conclusions montrent que l’on peut facilement se procurer du sildenafil sur Internet sans avoir besoin d’une consultation médicale ou de l’examen d’un pharmacien. Bien qu’Internet soit susceptible d’améliorer l’accès des patients à des informations médicales et à certains services médicaux, l’achat direct de produits pharmaceutiques sur Internet est susceptible d’augmenter les risques d’accidents. Ces risques sont particulièrement élevés pour des médicaments comme le sildenafil qui fait l’objet d’une demande importante, qui est utilisé pour des troubles à propos desquels les patients éprouvent de la gêne à parler avec leur médecin et qui est potentiellement dangeureux.

La possibilité d’acheter des médicaments via Internet signifie que des mécanismes de protection liés au mode conventionnel de prescription et à la relation patient/médecin sont contournés. Une consultation permet au patient et au médecin de discuter des indications et contre-indications des médicaments prescrits. En effet, en vertu de la doctrine du consentement éclairé, les médecins sont tenus de porter ces informations à la connaissance du patient. Les médecins sont susceptibles de communiquer des informations cliniques importantes de manière plus efficace qu’un site Internet. De plus, un médecin ayant une relation établie avec un patient, certaines informations - telles que la prise de dérivés nitrés – peuvent se trouver dans le dossier médical du patient. De même, les patients qui présentent leur ordonnance à un pharmacien sont susceptibles de recevoir un complément d’information concernant le médicament prescrit, et les patients dont les ordonnances sont enregistrées chez le pharmacien, peuvent bénéficier d’un contrôle supplémentaire s’agissant des possibles interactions médicamenteuses. Les patients qui répondent à des questionnaires sur Internet peuvent ne pas comprendre le contenu ou l’importance de certaines des questions posées, ou bien négliger certains facteurs importants et ils ne bénéficient pas d’un contrôle supplémentaire lors de la délivrance du médicament.

Si la plupart des organisations professionnelles et des organismes de régulation sont d’accord pour penser que la vente directe de produits pharmaceutiques sur Internet n’est pas souhaitable, il n’existe pas de consensus sur la façon d’empêcher un tel type de vente. Les médecins autorisés peuvent légalement prescrire des produits pharmaceutiques via Internet. L’agence américaine de régulation des produits alimentaires et pharmaceutiques (FDA) régule la mise sur la marché des médicaments mais pas la prescription d’un médicament une fois que celui-ci a été autorisé. La question de savoir quelle agence est compétente en matière d’Internet n’est pas tranchée et hautement controversée, en partie parce que le prescripteur, le patient, le site Internet et le distributeur peuvent se trouver dans des États différents. Les agences fédérales, comme l’agence de régulation des produits alimentaires et pharmaceutiques (FDA), hésitent à exercer une responsabilité ou un contrôle s’agissant de la prescription de médicaments sur Internet.Les comités médicaux des États commencent à étudier la possibilité de condamner pour conduite non professionnelle des médecins qui prescrivent des médicaments via Internet. Les groupes pharmaceutiques sont également concernés par cette pratique, car la question de leur responsabilité en cas d’accidents causés par des médicaments achetés sur Internet n’est pas claire.

Il est aussi difficile d’interdire à des sociétés basées hors des États-Unis de vendre des produits pharmaceutiques directement aux consommateurs. Bien qu’il soit interdit d’exporter des médicaments non déclarés aux États-Unis, les douanes ne sont pas en mesure d’examiner tous les paquets qui entrent aux États-Unis. La demande sur les sites étrangers est potentiellement très forte. Bien que nous n’ayons pas pu évaluer le nombre de prescriptions satisfaites dans cette étude, la demande potentielle est illustrée par le rapport d’un site Web des Îles Anglo-Normandes, qui estime avoir reçu 60 à 70 commandes par heure pour le médicament anti-obésité Orlistat (Xenical) à la suite e son autorisation. De plus, nos conclusions suggèrent que les sociétés basées hors des Etats-Unis sont moins susceptibles que celles basées aux États-Unis de fournir aux consommateurs des informations concernant les risques du sildenafil ou de recueillir des informations à propos de possibles contre-indications à l’utilisation du sildenafil.

Il est probable d’ailleurs que nos conclusions sous-estiment l’importance de la vente directe de sildenafil sur Internet. La toile compte des millions de sites, et les moteurs de recherche que nous avons utilisés sont probablement passés à côté de quelques sites pertinents. Nous avons essayé de limiter cette possibilité en utilisant plusieurs moteurs de recherche et des termes de recherche plutôt larges, en analysant plus de 4 000 sites potentiellement éligibles et en explorant tous les liens potentiellement pertinents de chaque site. Même s’il est possible que nous ayons manqué quelques sites, il est peu probable que ces sites différent beaucoup, pour l’essentiel, des sites inclus dans notre étude. En raisons de considérations éthiques liées au refus de fournir des fausses informations, nous n’avons pas évalué ce que les sites qui exigent des renseignements médicaux font de ces renseignements, ni le pourcentage de demande qui sont refusées ni encore la proportion des prescriptions qui sont appropriées. Bien qu’il apparaisse clairement que les 40 % des sites qui demandent des renseignements médicaux ne peuvent pas identifier les personnes pour qui le sildenafil ne serait pas approprié, il est difficile de savoir si les sites qui demandent des informations médicales agissent vraiment sur la base de ces renseignements. Demander des renseignements d’ordre médical est une étape nécessaire mais pas suffisante pour minimiser les risques pour le patient. De même, nous n’avons pas cherché à vérifier si le médicament expédié par ces sites est bien le principe actif. Dans la mesure où certains sites proposent du sildenafil à un prix aussi bas que 5 $ le comprimé de 50 mg, il se peut que certains des médicaments vendus soient des contrefaçons.

Bien que les directives concernant la prescription du sildenafil soient révisées en permanence et que les contre-indications à l’utilisation du sildenafil fassent l’objet d’une controverse, notre but n’était pas d’évaluer les indications et les contre-indications du sildenafil, mais d’évaluer si les procédures de vente de ce médicament via Internet respecte les standards en termes de soin de santé. Une étude plus approfondie est nécessaire pour déterminer si les résultats cliniques, la compréhension des patients ou le processus de prise de décision éclairée diffèrent selon que les patients obtiennent le sildenafil directement via Internet ou qu’ils se le procurent auprès de leur médecin.

Internet représente des opportunités et des défis pour la pratique médicale. Plusieurs études ont évalué la qualité de l’information médicale disponible sur Internet. Nous avons mis l’accent sur l’utilisation d’Internet comme source de prescription de médicaments. Notre étude démontre que le sildenafil est largement accessible aux consommateurs via Internet. Dans certains cas, la prescription via Internet est susceptible d’améliorer l’accès des patients à des produits pharmaceutiques utiles ou de réduire les risques d’erreur en systématisant les réponses aux questions cliniques essentielles. Cependant, exception faite de certains médicaments dont les index thérapeutiques ne présentent aucun danger, ces bénéfices potentiels risquent d’être plus que contrebalancés par plusieurs carences, comme c’est le cas avec le sildenafil.

La très large disponibilité du sildenafil illustre le besoin d’une régulation effective de la prescription médicale par Internet dans l’intérêt du public. Étant donné les difficultés actuelles, les efforts pour réguler les sites américains sur Internet ne seront efficaces que s’ils se concentrent sur les médecins et les pharmaciens qui participent à ces pratiques. À la lumière de nos conclusions, nous pensons que les comités d’homologation des médecins et des pharmaciens au niveau des États doivent agir rapidement pour établir et faire respecter des directives concernant la participation des professionnels de santé américains à la prescription médicale sur Internet. Des stratégies efficaces pour traiter le problème des sites basés hors des États-Unis passent certainement par des efforts conjoints des autorités douanières, de l’industrie pharmaceutique et des agences de régulation nationales et internationales.

  • Publié: 16/10/2013 15:15
  • Par Mark Andris
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