La verdeur des haricots verts est appétissante : comment la conserver ? Sur le sujet,
les tours de main non scientifiquement testés
abondent. Ainsi, en 1896, le cuisinier parisien Paul Friand écrit : « Pour conserver la
teinte verte des haricots, il faut bien se
garder de couvrir la casserole. Un tout petit
mor-ceau de bicarbonate mis en même
temps que les haricots conserve la couleur
verte. » Dans son best-seller publié en
1925, Madame Saint Ange propage une
autre tra-dition : Si l'on veut conserver la
teinte bien verte des haricots, il faut, comme
en grande cuisine, employer un ustensile en
cuivre rouge non étamé. L'étain décompose
le principe chimique de la couleur verte.
Les idées empiriques sur l'effet des acides et
des métaux ont encore cours. Paul Bocuse
écrit : Pour maintenir leur couleur verte,
on utilise un récipient si possible en cuivre,
ce métal ayant la propriété de raviver la
chlorophylle.
Alain Ducasse conseille de
ne pas mélanger les haricots à la vinaigrette par avance ; la vinaigrette altérerait
leur couleur.
Les chimistes du Centre de recherche Nestlé, à Vers-chez-les-Blancs, ont mis au point une méthode pour analyser les modifications de la chlorophylle et de ses dérivés lors des transformations des végétaux ; ils ont identifié l'effet de certains sels métalliques sur la couleur de ces derniers.
La couleur verte des végétaux est due aux molécules de chlorophylle des cellules végétales. Quand la lumière blanche éclaire les haricots, les molécules de chlorophylle absorbent certains rayonnements visibles, donnant la couleur verte. La chlorophylle doit ses propriétés d'absorption lumineuse à sa structure chimique : au centre d'un noyau nommé porphyrine, quatre atomes d'azote entourent un atome de magnésium. Ces atomes d'azote appartiennent à un groupe de cycles hydrocarbonés, comme dans l'hémoglobine (dans l'hémoglobine, qui rend le sang rouge, le centre de la molécule est occupé par le fer plutôt que par le magnésium).
Le chimiste repère les possibilités de réaction chimique qui changeraient la couleur d'une telle molécule : en milieu acide, l'atome de magnésium central est facilement remplacé par un atome d'hydrogène. C'est ce qui se produit quand les haricots sont cuits en présence d'un acide, et, sans doute, quand ils trempent trop longtemps dans une vinaigrette : la chlorophylle est transformée en un composé nommé « phéophytine », qui confère aux haricots une peu appétissante couleur jaune-brun. L'ajout de bicarbonate, en rendant la solution basique, c'està-dire moins concentrée en ions hydrogène, évite le jaunissement.
Ce même atome de magnésium peut être remplacé par d'autres métaux, comme l'avaient observé les cuisiniers qui utilisaient des « bassines à reverdir », où le cuivre substitué au magnésium conférait aux haricots une « fraîche » couleur verte. L'industrie alimentaire du XIXe siècle utilisait du sulfate de cuivre, pour éviter le jaunissement de la mise en conserve, mais le traitement fut interdit en raison de la toxicité du cuivre.
La dégradation de la chlorophylle lors de la cuisson des végétaux est un problème industriel : comme les consommateurs jugent la fraîcheur des végétaux à leur couleur, de nombreuses équipes se sont attachées à étudier la stabilité des molécules de chlorophylle et cherché d'autres adjuvants que le cuivre : le fer ou l'étain donnent une coloration gris-brun, mais le zinc donne une belle couleur verte. Ainsi, dans le brevet intitulé Veri-Green, les haricots sont préalablement « blanchis », c'est-à-dire chauffés brièvement, de sorte que soient inhibées les enzymes qui dégraderaient la chlorophylle, puis ils sont cuits en présence de sels de zinc. On a attribué l'efficacité du procédé à la formation de complexes de zinc plus résistants aux acides et à la chaleur que les complexes du magnésium.
L'avènement des méthodes modernes d'analyse, telle la chromatographie liquide à haute performance couplée à la spectrométrie de masse, a amélioré les études de ces complexes.
A. Gauthier-Jacques et ses collègues du Centre de recherche de Vers-chez-les-Blancs ont ainsi étudié des épinards, dont les pigments étaient extraits. La première étape de leur analyse, la chromatographie en phase liquide, est un perfectionnement de cette expérience de lycée qui consiste à broyer des feuilles et à déposer une goutte du broyât au bas d'un papier filtre que l'on fait tremper par sa partie inférieure dans un solvant organique, tel l'éther de pétrole : en montant, ce dernier sépare les différents pigments parce qu'il les entraîne à des vitesses différentes, qui dépendent de leur taille et de leur solubilité dans le solvant. Dans une chromatographie liquide à haute performance, le principe est identique, mais les produits sont entraînés dans une colonne. La spectrométrie de masse, derrière la colonne de chromatographie, révèle la masse des molécules séparées.
L'analyse a ainsi révélé plus de 25 composés dérivés de la chlorophylle résultant du chauffage : à côté des chlorophylles figuraient les phéophytines, où, comme on l'a vu, l'atome de magnésium est perdu. Les autres composés dérivaient des premiers par perte d'une partie plus ou moins importante de la molécule.
L'analyse montre surtout comment le zinc interagit et stabilise les divers dérivés de la chlorophylle. Dotés d'un tel outil, les chimistes pourront préciser les conditions de cuisson optimale des haricots verts. Les cuisiniers, eux, sauront qu'ils ont raison d'éviter les longues cuissons, l'étain, le fer et les acides.
source: Hervé This « Le vert des haricots » Pour la Science N°298